Presse

Brins de foule

François Garnier

Jean-Pierre Stora. Mouvement. 40 œuvres, huiles et travaux sur papier. Du 26,09 au 12,10,92, à Decize (Nièvre), salle Olga Olby

Pour créer une œuvre d'art, il faut beaucoup d'entraînement, comme un sportif ou un planiste qui fait ses gammes. Jean-Pierre Stora, en concevant ses toiles à l'huile ou ses encres de chine sur le thème de La foule, se confronte à des préoccupations plastiques qui sont celles de la grande peinture: l'espace, la lumière et la place qu'occupe l'humain dans l'univers. La massification des grandes métropoles, Stora la capte au vol. Vision furtive, comme celle que l'on a d'un hublot d'avion après le décollage. "D'abord je cherche à faire des oppositions de groupements de haut en bas et de gauche à droite. Par exemple en alternant les mouvements, en essayant d'alterner, de suggérer la perspective, car tout est une question de perspective. Les fuyantes ne sont pas matérialisées. Ce sont des traînées."

De sa foule miniaturiste, se détachent des personnages le plus souvent vus de dos. La foule est agitée de rythmes intrinsèques, articulant une chorégraphie de l'absurde saisie et cadrée dans sa dynamique. "Quand on regarde les gens évoluer dans un espace, on s'interroge sur ce qu'ils font là. On a l'impression qu'ils naviguent comme des fourmis. Y a-t-il une finalité ? S'il y a un rapport entre eux, ce sont des coïncidences, des rencontres purement occasionnelles, des rencontres plastiques, parce qu'ils ne font que se croiser. Certains partent d'un côté, d'autres partent de l'autre. Certains ont l'air ensemble, alors qu'ils ne le sont pas. Ils donnent l'impression d'une foule, du fait de ces regroupements."

Natif d'Alger, Stora quitte l'Afrique du Nord à l'Indépendance. A l'origine de son obsession graphique, comme il la définit lui-même, en perçant le poids des souvenirs. De la violence entrevue dans les rues de la Ville Blanche. Troubles civils et razzias militaires dans la foule tentaculaire et pulsionnelle et dont cet homme pudique parle peu. En revanche, ce que les mots n'explicitent plus (il avoue cependant avoir perdu son meilleur ami dans la tourmente), Stora le re-transcrit formellement, sous le glacis des temps de paix. Recul d'un écorché vif, à peine apaisé et surtout pas dupe de la précarité doucereuse des apparences. C'est d'un feu couvant sous la cendre qu'il est ici question, dans ces images de foules solitaires. Solidaires parfois lors des manifestations de rue, ou dans l'agencement mécanique d'une parade de guerre.

Encore une fois, un artiste s'interroge sur l'en-deçà d'un brouhaha. Il nous incite à méditer sur le temps qui fuit, sur tous ces passants: eux, nous, moi, vous, évoquant au passage les grands ensembles mathématiques pour un rappel de l'art cinétique comme subordonné à l'activité de la ruche. "Tous ces personnages qui défilent appartiennent à toutes !es races du monde. Ce sont des terriens. Cela fait partie de ma philosophie selon laquelle les gens sont partout les mêmes où qu'ils soient " En occultant le végétal et l'animal, en gommant les caractéristiques vestimentaires, il parvient ainsi à une forme de neutralité culturelle, qui est la déambulation même de l'homo sapiens sur le plancher des vaches.

En n'utilisant qu'une palette restreinte de tons sourds, le peintre parvient, au prix d'un patient travail sur les degrés de tonalité de ses couches de fond, à obtenir ses blancs cassés, ces gris d'asphalte incertain. La peinture de Stora est indissociable du climat urbain. L’œil navigue sur la surface de la toile, agacé dans son investigation,par ces éclatements, griffures et silhouettes ectoplasmiques déstabilisées. Nerveuses telle la limaille de fer. "C'est l'aspect général d'un microcosme constitué d'une foule de petites unités. Les présenter minuscules, c'est le problème du graphiste. Pour moi, ce sont des points qui s'assemblent, se dispersent. Soit d'une façon arithmétique, par groupes de deux,

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CHOREGRAPHE DE LA FOULE

Catherine RIGOLLET

Journaliste indépendante et auteur d'essais 1996

Il était fasciné par les fourmilières humaines, celles connues en Algérie comme celles des grands espaces urbains occidentaux. Il était habité par ce mélange d'attirance et d'inquiétude émanant des mouvements de la foule, de ses couleurs, de sa sonorité, de ses regroupements, de ses défilés, de son anonymat et de son humanité aussi.

Par petits traits et griffures rapides, affectionnant les gris, tant pour les lavis que pour les huiles légères, Jean-Pierre Stora a peint cette foule à l'envi. Petites silhouettes lointaines et sans visage. Passants sans sexe et sans histoire, sauf celle qu'il racontait à travers ses toiles : passants captivés par un cracheur de feu à Beaubourg, marins disciplinés défilant lors d'un 14 juillet, foule énigmatique marchant en rangs serrés au bord d'obscurs abîmes...

Ses compositions semblent être mises en scène comme des chorégraphies. Souvent vues de haut afin de mieux saisir la géométrie des lieux et le fourmillement. Dans un dépouillement de décor qui renforce la présence des corps.

Peintre, Jean-Pierre Stora était aussi musicien, fou de jazz et de classique, passant jusqu'à trois heures par jour au piano, pour le plaisir de la musique et pour mieux rendre ensuite dans le graphisme le rythme de la foule.

Car pour cet amoureux du dessin, tout est dans le trait et le mouvement comme le montre déjà son superbe ouvrage monographique sur le dessin à la plume réalisé dans les années 60.

Durant sa vie, Jean-Pierre Stora a travaillé toutes les techniques, mais sans jamais lâcher le crayon ou la plume. Ses sujets étaient autour de lui, inépuisables : ses élèves, sa compagne Maguy, sa maison nichée en pleine campagne de l'Oise, les objets de son atelier, l'église de Tillard, et la foule, toujours, lointaine et captive.

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LA FRESQUE PEDAGOGIQUE DE JEAN PIERRE STORA

peintre par Jeanine Rivais

Ebauche de la fresque réalisée par le copiste Bruno Poirier. Commande de la Mairie de Paris~ Direction de 1~Aménagement Urbain et Bureau des Murs peints : 17, boulevard Morlan - 75004 PARIS

Il est bien que Jean Pierre Stora ait été sélectionné, parmi plusieurs candidats, pour réaliser une fresque sur le mur extérieur d'une école é1ementaire de Paris : 40 ans de pédagogie lui ont d'emblée fait trouver le ton juste ! Sans pour autant changer de style car du bout de la rue son travail est reconnaissable : tout est 1à, ses échafaudages, ses compositions géométriques, ses foules compactes de petits personnages. Même ses <> sont sur le mur : individus de dos, au mieux de profil dont l'anatomie n'est que suggérée en quelques lignes essentielles. Simplement les groupes sont reconstitués autrement que ceux des badauds massés sur le parvis de Beaubourg, ou les très rigides défilés de marins a pompons rouges !

Car Jean Pierre Stora a été professeur de dessin. Et toutes ces années passées a regarder jouer les enfants, à les dessiner déjà, en classe ou dans la cour, lui ont d'instinct permis de reproduire la tension du corps en train de courir, sauter à cloche-pied, faire des galipettes, partir à l'attaque de l'ennemi en brandissant une règle plate !

Devant ce tourbillonnement <>, le passant amusé se remémore les moments de discipline où il fallait sortir de la classe deux par deux en se donnant la main ; les tables bien rangées, ici au milieu des espaces de jeu ; car ce qui crée le côté ludique du travail de Jean Pierre Stora, c'est l'art avec lequel il a amalgamé classe et cour de recréation, calme et désordre, un peu de nostalgie peut"être, apporté par ces tables à deux places qui n'appartiennent plus a notre monde contemporain !

Même les couleurs -ses couleurs habituelles, d'ailleurs- ont été pensées avec pédagogie par le peintre. Douces, en demi-teintes ocres et grises avec quelques légères touches de rouge judicieusement placées pour éviter la monotonie, elles sont reposantes, antithétiques des nuances violentes qu'affectent les dessins animés télévisés ! Ainsi conçues, elles doivent apaiser l'enfant qui arriverait avec appréhension, lui donner l'envie d'entrer dans cette école si harmonieusement décorée.

Outre l'impact pédagogique, la fresque de Jean Pierre Stora, réalisée en quatre panneaux d'une quarantaine de mètres de longueur totale, sur 2,30 mètres de hauteur, apporte à ce quartier chic mais bien terne des Arts et Métiers, une vie permanente agréable aux voisins. Gageons enfin que les habituels taggers sauront reconnaître sa qualité populaire, et qu'aucun n'osera bomber cet espace par respect pour celui qui a apposé sa marque si personnelle sur ce mur autrefois anonyme !

Fresque de Jean Pierre Stora 6 rue Vaucanson - 75003 PARIS Métro Arts et Métiers

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Les Cahiers de la Peinture n° 314

Armand Olivennes

Chaque fois qu'on s'arrête devant une toile de Jean-Pierre STORA on est libéré de l'oppression des illusions d'optique. C'est l'unité extérieure du faux et du vrai qui forme cette immuable apparence laquelle piège notre regard. A nous de déjouer cette logique de l'évasivité.

Peintre de la concrétude lyrique, Jean-Picrre STORA nous montre que c'est notre évasion, elle-même,. qui s'évade dans l'invisibilité, comme dans un définitif déambulatoire où chaque pas, d'un côté ou de l'autre, emporte, telle de la poussière dans les talons, le contraire du mécanisme, l'intime liberté. Il abolit l'objectif photographique omniprésent, lequel, tout en fixant |l'animation du jour, égare les êtres, et s'égare lui-même dans la réalité qu'il a définie.

Les déambulateurs suivent une sorte de fatalité. Ils se rendent à un inexorable déterminisme. La Mimésis est |leur seconde nature. Leur non-sens se fige, s'immobilise dans un inlassable et ponctuel cinétisme multiplié à l'infini.

Le déplacement mettrait presque fin, par le nombre, par la symétrie, ou l'homologie, aux équivoques de la solitude, aux curiosités spatialistes ou volumétriques. Mais ce qui parait proche est très lointain, ce qui ressemble à l'éloignement est très proche. Une autre vision voilée (le "voile du sensible") s'oppose à ce déplacement mécanique de la fatalité à la fatalité, de l’ordre à l’ordre, d'un extérieur insensibilisé à un informel extériorisé .

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Les Cahiers de la Peinture N°319

Hommage à Jean-Pierre STORA (1933-1996)

Mondher BEN MILAD

La mort de cet ami peintre, le 31 octobre dernier, a provoqué chez la population artistique de Paris, pourtant farouche, une éruption de douleurs et de regrets insoupçonnés, car il était entré dans les cœurs de tous ceux qui l'ont côtoyé avec force et une discrétion jamais vue. Né à Alger en 1933, Jean-Pierre Stora a reçu une formation régulière d'enseignant d'arts plastiques, étant entré à l'école des Beaux-Arts de Paris en 1953, à l'âge de 20 ans, et ayant persévéré dans cette voie sans discontinuer jusqu'à l'obtention à Paris en 1966-67 du diplôme de Dessin et d'Arts plastiques ainsi que le C.A.P.E.S.

Sa carrière de producteur d'œuvres d'arts plastiques a commencé tardivement,pour ainsi dire, car il avait 41 ans quand il exposa pour la première fois, en 1974 à la Galerie Jean-Charles Lignel, à Paris. On peut dire que le producteur est apparu quand l'homme a mûri. On peut par ailleurs supposer que Jean-Pierre Stora a non seulement tardé à vouloir s'imposer comme plasticien créateur, mais hésité aussi, par timidité peut-être (qui l'a connu se souvient de ce trait de son caractère) et par probité (et qui se souvient de cela se souvient aussi de ceci), car sa deuxième exposition ne viendra que 13 ans après, en 1987 à la Galerie Merz, à Beauvais. Depuis cette date, il s'est sans doute senti sûr de lui et ses expositions personnelles ou ses participations aux expositions collectives vont désormais se répéter tous les ans régulièrement. A mon avis, c'est à partir de son entrée au Salon Figuration Critique, au temps glorieux de Mirabelle Dors et Maurice Rapin, quand les réunions tenaient lieu de séminaire, qu'il développa considérablement ses relations dans le milieu des producteurs d’œuvres d'arts plastiques et que se dégagea son image de marque dans la vie des arts. Sa notoriété est appuyée aujourd'hui par une certain nombre d'acquisitions officielles (commandes et achats). Voici quelques années déjà, qu'il s'est attaché à la Galerie Ariane (103, rue Croix Nivert, Paris 15e), dirigée par la peintre Asilva (qu'il a justement rencontrée, me semble-t-il, au sein du Salon Figuration Critique) qui a diffusé au moment de sa mort un émouvant texte d'adieu qui mérite de rester dans sa biographie comme un document historique.

A mon sens, une partie de son œuvre, dessiné ou peint comme dessiné, le rapproche, mis à part la modernité de sa manière et ses sujets, du graveur français Jacques Callot, à cause du caractère populeux de la composition, la finesse du trait et la minutie représentative de personnages innombrables. On sait que ces caractères désignent l'art du graveur qui fit à pieds le voyage en Italie.

L'art de Jean-Pierre Stora a plusieurs fois fait l'objet dans Les Cahiers de la Peinture, de textes critiques ou d'information sur son activité. Je rappellerai notamment un entretien avec Jeanine Rivais (n.274, p. 5) et un article d'Armand Olivennes (n. 300, p. 25). Les autres numéros qui le concernent sont : 271 (p. 19), 272 (p. 10), 288 (p, 27).

Le fonds d'atelier de Jean-Pierre Stora, dont j'ignore l'importance quantitative, est entouré des bons soins de sa compagne durant sa vie, Maguy Stora, à qui j'exprime ici mon affection et souhaite du courage.

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Dialogue avec Jeanine Rivais

Les Cahiers de la Peinture n°274

... C'était une fourmilière. Les insectes, inquiets, craignant qu'un danger s'abatte sur leur république, se déplacèrent avec la plus grande rapidité… Si tu détruisais leur enceinte en la piétinant, il en resterait toujours quelques-unes pour la reconstruire ici ou ailleurs. Elles ne s'arrêtent jamais. Rien ne peut les vaincre. Elles ont été créées avec une conscience de l'accomplissement. Les fourmis aveugles. Ramiro Pinilla.

J.R. : Jean-Pierre Stora, vous présentez actuellement avec votre ami le peintre Michel Biot, une exposition dans une galerie de Meaux ; et, à Beauvais, se tient une importante rétrospective de vos œuvres des trente dernières années. Pourquoi une rétrospective ?

JP.S. : .J'ai voulu montrer mon travail personnel et secret que j'avais intitulé Espaces réels : c'est mon travail d'après nature, des études sur des êtres et des lieux. Parallèlement, J'ai voulu montrer mon travail actuel, sur le plan pastique, que j'ai intitulé Espaces composés. Les Espaces réels sont le travail fait au cours des trente dernières années avec les gens que j'ai eus en face de moi : mes élèves, des enfants avec leurs problèmes, leur attention... J'ai essayé de capter la rapidité de leurs attitudes. Leurs gestes, leurs mimiques constituaient pour moi un prétexte de travail. Pour créer une œuvre d'art, il faut beaucoup d'entraînement, comme un sportif ou un pianiste qui fait ses gammes. J'ai besoin de travailler beaucoup. J'avais là l'occasion rêvée de travailler d'après nature.

JR. : Mais pourquoi une rétrospective ? Dans le mot " rétrospective ", il y a une notion définitive. Or, vous êtes dans la plénitude de votre art. Pourquoi avoir présenté des œuvres des trente dernières années ?

JP.S. : C'est le professeur qui parle : J'ai eu beaucoup d'élèves qui sont maintenant adultes, pères de famille. Je les ai dessinés au fil des années. Il était de mon devoir de leur dédicacer des œuvres qu'ils m'avaient vu exécuter, sans jamais voir l'interprétation que j'en avais faite.

JR. : Au début, vous peigniez surtout des paysages. Actuellement, vous avez choisi comme thème " Beaubourg ", que vous traduisez par des foules, souvent en mouvement. Or, si on observe votre travail, on s'aperçoit qu'en fait, vos villages ne donnent pas l'impression de maisons juxtaposées, comme dans un paysage traditionnel, mais d'une " foule de maisons ", à l'instar de vos personnages. Etes-vous d'accord avec cette impression ?

JP.S. : Oui, tout à fait : chaque fois que j'ai peint un village ou une ville, j'ai cherché à traduire le grand mouvement général qui constitue l'organisation de toutes ces constructions, Je cherche toujours le caractère essentiel de ce qui se présente à moi, et non le caractère anecdotique. Peu m'importe de traduire la place d'un village ave son clocher. Ce qui m'intéresse. c'est que mes paysages soient compris de tous les gens des divers points de la planète.

JR. : Donc, depuis trente ans, vous traduisez des impressions de foules. A quoi correspond en vous, cette obsession ?

JP.S. : Elle correspond à une obsession graphique de mon être et de mes mains. C'est physique. Je suis dessinateur, j'ai besoin de tenir une plume, de faire des traits et des points : la découverte notamment de Beaubourg, du haut des cinq étages de la citadelle, m'a ouvert les yeux sur un problème plastique, au point de vue graphique et au point de vue couleurs.

JR. : Mais si on suit la trajectoire de votre travail, depuis vos petits paysages dont nous parlions tout à l'heure, jusqu'à " Beaubourg ", la continuité dans la notion de multiplication des personnages est telle qu'elle ne peut s'expliquer totalement par un problème graphique !

JP.S. : Oui… En fait, pour traduire ces éléments de foules, personnages, feuillages, champs de blé, nuages, etc., je cherche la texture essentielle d'une existence à travers des choses très personnelles ; des notions de rythmes en rapport avec ma culture musicale, des convictions philosophiques que j'ai depuis l'âge de dix-sept ans. Je n'ai jamais changé. Tous ces personnages qui défilent appartiennent à toutes les races du 'monde : ce sont des Terriens. cela fait partie de ma philosophie que tous les gens sont les mêmes, où qu'ils soient.

JR. : Par ailleurs, les personnages minuscules de vos foules sont toujours de dos ; au mieux de profil. Je résumerai cette position en me p1açant dans vos yeux de peintre : "De moi vers les autres " ; ou "De moi vers l'infini" ? Quel est votre choix, et pourquoi ?

JP.S. : Sur un plan pratique, et un plan de métier, j'ai l'habitude de travailler par le biais de pochoirs. Le pochoir donne des images positives et négatives, et de plus réversibles. Donc, Ce qui compte pour moi, c'est la silhouette d'un personnage. Les silhouettes donnent très souvent l'impression de filer de dos. C'est toujours cette même impression que je veux donner : des personnages où les Pygmées; les Sud-Américains ou les Eskimos du Pôle Nord pourraient se reconnaître, encore qu'il y ait moins de monde au Pôle Nord qu'en Amérique ! Dans les grandes villes du monde, les places sont toujours les mêmes. C'est l'aspect général d'un microcosme constitué d'une foule de petites unités. Les présenter minuscules, c'est le problème du graphiste. Pour moi, ce sont des points qui s'assemblent, se dispersent, soit de façon arithmétique par groupes de deux, isolés, par groupes de trois... cinq... les uns montant, d'autres descendant. Je peux également les grouper par agglutinations circulaires. Le fait de les dessiner très petits me permet d'aboutir à une image de synthèse plus lisible ; à un grand mouvement. En général, les places sut lesquelles évoluent ces personnages sont nues comme des billards.

JR. : Donc, on pourrait dire que vous portez en vous le monde entier, sous forme de foules, ce qui correspond un peu à ce que vous venez de dire dans votre réponse précédente ?

JP.S. : Oui. Revenons à la question concernant les paysages. En général, quand je traitais des paysages, je voulais les montrer dans leur infinité, dans l'infinité de leurs lignes. Je les traitais de façon très synthétique ; très globale, et générale, surtout pas locale.

Les foules de personnages doivent exprimer à la fois la notion d'espace et d'espace au sol. Je veux donner l'impression que, entre le sol et l'oeil, il y a du vide et une perspective aérienne. Dans mes rêves, j'ai très souvent la notion de vertige ; j'ai toujours l'impression d'être au bord d'un précipice et de tomber. C'est peut-être l'origine de mes choix ?

JR. : Parlons maintenant des couleurs : elles sont toujours très douces, avec une grande sobriété dans le choix : deux couleurs au plus ; avec toutes les nuances de ces deux couleurs, et, disséminées, d'infiniment petites touches de rouge. Pourquoi cette palette volontairement réduite ?

JP.S. : Je cherche avant tout à mettre l'accent sur la tonalité d'un climat, d'une ambiance. En général, je choisis un gris coloré, et les impacts, les couleurs pures ; les couleurs rompues que l'on peut observer sont disséminées de façon très avare. Je n'aime pas abuser des couleurs. Je veux que les couleurs vives,pas toujours rouges, mais pures, jouent au maximum. J'ai compris que plus il y a de couleurs, plus elles s'annulent. D'un autre côté, je cherche à faire participer le spectateur dans la mesure où son regard est capté par ces touches de couleurs. Il va d'un impact coloré à un autre : finalement, il appréhende là notion de temps que je cherche à faire intervenir dans les peintures. Probablement, le fait que je sois musicien également et que la musique soit l'art du temps, de la décomposition du temps, intervient-il dans mes choix. De toute façon, c'est une gageure. La musique n'a rien à voir avec la peinture. La suggestion du temps est quelque chose qui m'est cher, même sur le plan plastique. C'est pourquoi j'éparpille ces petites touches de couleurs à certains endroits.

JR. : Vos personnages sont toujours dispersés dans un système oppositionnel ordre / désordre : ordre sous formes géométriques (rectangles, couronnes…) ; désordre en général en bas de la toile, en partant d'un angle. Pourquoi ?

JP.S. : II faut bien commencer par quelque chose ! D'abord. je cherche à faire des oppositions de groupements de haut en bas et de gauche à droite, par exemple en alternant les mouvements, en essayant d'alterner de suggérer la perspective, car tout est une question de perspective. Les fuyantes ne sont pas matérialisées, ce sont des traînées perspectives. Ces traînées sont constituées par les impacts appelés personnages. Ils sont disposés dans un système oppositionnel ordre 1 désordre, bien sûr. Quand on regarde les gens évoluer dans un espace, on s'interroge sur ce qu'ils font là ? On a l'impression qu'ils naviguent comme des fourmis. Y a-t-il une finalité ? Je J'ignore ! Les gens que j'observe se regardent, ne se regardent pas. S'il y a un rapport entre eux, ce sont des coïncidences, des rencontres purement occasionnelles, des rencontres plastiques, parce qu'ils ne font que se croiser. Certains partent d'un côté, d'autres partent de l'autre. Certains ont l'air d'être ensemble, alors qu'ils ne le sont pas. Ils donnent l'impression d'une foule du fait de ces regroupements. J'ai pris le thème de " Beaubourg " probablement en raison de ses pôles d'intérêt : apparaît un cracheur de feu, les badauds se mettent en rond parce qu'il le leur demande, etc.

R. : Mais je vous parle " toiles ", et vous me répondez " vie " ! A vous entendre, on a vraiment l'impression que vos toiles sont la projection absolue de votre vie, de vos visions. Cela me fait croire que, tout à l'heure, vous aviez tort en évoquant seulement des problèmes de technique pour définir vos œuvres !

JP.S. : Oui. Depuis très longtemps, j'ai louvoyé, hésité. Peut-être n'avais-je pas assez travaillé ? Mais je pense que la technique doit être au service de l'expression. Si j'ai beaucoup travaillé dans l'ombre, c'était pour parvenir à ce que je viens de dire dans les réponses précédentes, à savoir : exprimer des expériences de tous les jours, en temps de paix comme en temps de guerre, classique ou civile.

JR. : Peut-on voir une référence culturelle au Cuirassé Potemkine d'Eisenstein, (par exemple) dans la répétition sur plusieurs toiles, de petits marins que je trouve très "soviétiques" entre guillemets, marchant en ordre parfait ?

JP.S. : Oui. Je suis content que la question me soit posée. J'aurais sûrement mentionné Eisenstein, car c'est l'exemple parfait du cinéma que j'adorais quand j'avais vingt ans ! A propos des marins, dans mon esprit, ils sont bel et bien français, avec leurs pompons rouges, porte-bonheur. C'est un hommage à un de mes meilleurs copains qui, à vingt ans, a péri avec beaucoup d'autres dans le naufrage du sous-marin La SibyIle. Mais les marins ne sont pas seuls. Certaines agglutinations de foules prises de très loin dans la neige, m'ont sûrement- marqué, dans ma jeunesse. J'ai dû être imprégné de ces visions, et je les reprends maintenant.

JR. : Toutes ces foules sont vues en panoramique et en plongée. Est-ce une autre référence culturelle, cette fois au cinéma hollywoodien (Cecil B. de Mille, Mankiewicz, Kubrick, etc. ? Sinon, que voulez-vous exprimer ?

JP.S. : Il n'y a pas de référence au cinéma américain. J'ai une culture livresque très éclectique. J'ai lu Les voyages de Gulliver, Rabelais… Si je présente ces foules, ces paysages, ces ports en panoramique et en plongée, c'est que le survol d'une plage ou d'un paysage animés assure une meilleure vision, plus synthétique et plus lisible. On peut ainsi transmettre à un œil non averti, des choses qui, vues de près, paraissent plus complexes. En prenant du recul, on peut mieux comprendre cette vie, cette fourmilière.

JR. : Enfin, le choix de " Beaubourg " comme thème, est-il une référence culturelle, picturale, politique, cette fois ? Ou, ce lieu, son parvis surtout, exercent-ils sur vous une attirance particulière ?

JP.S. : Disons que el' n'est qu'une coïncidence : un jour, j'attendais dans l'escalator de Beaubourg. A un moment, je me suis penché. J'ai découvert ce à quoi je n'avais jamais fait attention auparavant, et qui a été pour moi une révélation plastique, picturale plutôt, un moyen d'exprimer mes sentiments graphiques. Pour moi, qui suis assez timide sur la couleur, c'était une excellente façon de la faire jouer, de lui donner sa plénitude. Plus les années passent, plus je me rends compte qu'à la fin de sa vie, Cézanne travaillait avec beaucoup de gris colorés. Claude Monet également. Je n'ai rien à voir avec eux, mais j'admire profondément leur manière d'exprimer leur art sans jeter sur leur toile les couleurs les plus criardes. Ils ont tout exprimé dans des gris extrêmement sobres.

JR. : Toute œuvre d'artiste est porteuse de vie et de mort. Dans la vôtre, le fourmillement de vos personnages me semble toujours porteur de vie, de création. Je peux assimiler vos mises en scène à une fourmilière ou une ruche, en tout cas à une colonie, une société organisée (non par leur caractère minuscule, mais par la géométrie qui contrecarre l'anarchie). Jamais ils ne me font penser à un groupe nuisible comme une nuée de sauterelles, par exemple. Etes-vous d'accord avec cette impression ?

JP.S. : Je suis d'accord. Cependant, certaines de mes compositions intitulées Jeux d'enfants traduisent des jeux dangereux. Très souvent, Les enfants jouent à la guerre. Cela peut paraître anodin, parce que leurs vêtements très colorés amoindrissent l'impression dramatique. Mais ils se battent ! Et ils sont les prémices des adultes ! C'est de ma part une mise en garde. Beaucoup de gens sont, comme moi, navrés de voir que d'autres se font tuer quotidiennement pour des raisons souvent futiles ! J'essaie en effet, de traduire la vie, mais la vie' est également la mort, toujours inhérente, toujours présente. En face de ces foules, je me pose toujours le problème d'une vie entière. Qu'aura fait de positif, celui qui aura passé sa vie dans la rue ?

JR. : Question subsidiaire : vous avez été interviewé, on a écrit sur vous des articles. Quelle(s) question(s) auriez-vous aimé que l'on vous pose, et que personne, peut-être, ne vous a posée(s) ?

JP.S. : Je voudrais vraiment qu'on me demande quels grands peintres m'ont influencé ?

JR. : Dites-nous tout !

JP.S. : Les grands peintres hollandais, flamands, espagnols et français ! Dans notre XXe siècle, je reproche à beaucoup de mes confrères d'ignorer trop souvent le passé de l'histoire de l'art. Pour eux, l'histoire commence à Picasso ou Braque. Il faut connaître le passé. Certains peintres du XXe siècle m'ont très franchement influencé : De Staël, Malevitch, trop souvent assimilé à un artiste faisant des figures géométriques sur fond blanc : vers la fin de sa vie, il faisait apparaître des personnages, il les suggérait très nettement, uniquement par la géométrie de leurs vêtements. C'est très surprenant de la part d'un homme qui avait connu un énorme succès sur le plan abstrait. Lui et De Staël sont revenus au figuratif. Ils ont vraiment été pour moi " des maîtres à peindre ". Une autre question : le métier ! J'ai souvent " sur le métier remis mon ouvrage ". J'ai beaucoup travaillé toutes les techniques. Je suis un peu gêné d'entendre dire que la peinture acrylique est mieux, parce qu'on peut travailler plus vite ! Personnellement, je préfère la peinture à l'huile, et on peut travailler aussi vite, si on sait s'en servir !

JR. : Avez-vous des remarques à faire sur les problèmes d'éthique, par rapport à la civilisation actuelle ; par rapport à la crise, à l'environnement ?

JP.S. : Moi qui passe des heures avec mes élèves, Je trouve que leur vision est trop souvent faussée par la caricature donnée par la télévision. Ils n'ont ni sens critique, ni esprit d'effort personnel. On leur donne des informations, ils les subissent, ils les prennent visuellement. Certains optimistes disent qu'ils les assimilent très bien ! J'ai des doutes ! On devrait faire beaucoup plus appel à leur sensibilité, à leur intelligence, à leur faculté de mémoire !

JR. : Récemment, j'ai eu un entretien avec des artistes belges, professeurs dans es écoles d'art. Ils pensaient qu'en cette fin du XXe siècle, et au début du XXIe, tous ces jeunes ayant actuellement vingt ans, vont complètement modifier les techniques de l'art. Ils observent, par exemple, alors que ces jeunes artistes savent très bien dessiner, un refus de la peinture et du dessin traditionnels. En fait, ils ne se servent plus que de " leur entourage ", des objets de la rue, etc. Vous qui avez des élèves plus jeunes, ressentez-vous le même phénomène ?

JP.S . : Oui, c'est exact. C'est encore l'influence des médias. Mais dans l'ensemble, J'observe un besoin des gens de s'humaniser, de revenir à des données plus raisonnables. Sur un plan musical, je vois des compositeurs de musiques " contemporaines" qui, depuis des années, se servent de synthétiseurs et de bandes magnétiques. Mais il reste des musiciens respectueux des données instrumentales classiques. Je m'en réjouis, car là, vont mes préférences. Le XXe siècle a éliminé trop rapidement le passé, créant un hiatus énorme par manque de continuité. Les découvertes de tel artiste étaient supposées empêcher toute nouvelle création ! Mais après Jean-Sébastien Bach, il y a eu Mozart, Beethoven, Schubert… et Schönberg ! Un effort de création est nécessaire, non pas de création forcée avec des problèmes de modes, mais un effort pour exprimer avec son propre langage, une œuvre " lisible ". Ce que je cherche dans mes peintures, c'est que les gens comprennent ce que j'ai voulu " dire ", qu'ils ne se trouvent pas devant une œuvre ésotérique où ils ne se reconnaissent pas. Vous voyez, c'est très simple !

 Il est bien que Jean Pierre Stora ait été sélectionné, parmi plusieurs candidats, pour réaliser une fresque sur le mur extérieur d'une école élémentaire de Paris : 40 ans de pédagogie lui ont d'emblée fait trouver le ton juste ! Sans pour autant changer de style car du bout de la rue son travail est reconnaissable : Tout est là, ses échafaudages, ses compositions géométriques, ses foules compactes de petits personnages. Même ses "tics" sont sur le mur : individus de dos, au mieux de profil, dont l'anatomie n'est que suggérée en quelques lignes essentielles. Simplement, les groupes sont reconstitués autrement que ceux des badauds massés sur le parvis de Beaubourg, ou les très rigides défilés de marins à pompons rouges !

Car Jean Pierre Stora a été professeur de dessin. Et toutes ces années passées à regarder jouer les enfants, à les dessiner déjà, en classe ou dans la cour, lui ont d'instinct permis de reproduire la tension du corps en train de courir, sauter à cloche-pied, faire des galipettes, partir à l'attaque de l'ennemi en brandissant une règle plate !

Devant ce tourbillonnement "organisé", le passant amusé se remémore les moments de discipline où il fallait sortir de la classe deux par deux en se donnant la main ; les tables bien rangées, ici au milieu des espaces de jeu; car ce qui crée le côté ludique du travail de Jean Pierre Stora, c'est l'art avec lequel il a amalgamé classe et cour de récréation, calme et désordre, un peu de nostalgie peut-être, apporté par ces tables à deux places qui n'appartiennent plus à notre monde contemporain !

Même les couleurs -ses couleurs habituelles, d'ailleurs- ont été pensées avec pédagogie par le peintre. Douces, en demi-teintes ocre et grises, avec quelques légères touches de rouge judicieusement placées pour éviter la monotonie, elles sont reposantes, antithétiques des nuances violentes qu'affectent les dessins animés télévisés ! Ainsi conçues, elles doivent apaiser l'enfant qui arriverait avec appréhension, lui donner l'envie d'entrer dans cette école si harmonieusement décorée.

Outre l'impact pédagogique, la fresque de Jean Pierre Stora, réalisée en quatre panneaux d'une quarantaine de mètres de longueur totale, sur 2,30 mètres de hauteur, apporte à ce quartier chic mais bien terne, des Arts et Métiers, une vie permanente agréable aux voisins. Gageons enfin que les habituels taggers sauront reconnaître sa qualité populaire, et qu'aucun n'osera "bomber" cet espace par respect pour celui qui a apposé sa marque si personnelle sur ce mur autrefois anonyme !

Jeanine Rivais

Fresque de Jean Pierre Stora Ecole élémentaire, 6 rue Vaucanson - 75003 PARIS Métro Arts et Métiers Ebauche de la fresque réalisée par le copiste Bruno Poirier. Commande de la Mairie de Paris. Direction de l'Aménagement Urbain et Bureau des Murs peints : 17, boulevard Morlan 75004 PARIS

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Jean-Pierre Stora et 1'enseignement à distance

L.EA.D.E.R - MARS-AVRIL 1993

Jean-Pierre Stora est un illustre exemple d'artiste confirmé dont les connaissances artistiques lui sont parvenues par le biais de l'enseignement du C.N.T.E (l'ancienne dénomination du C.N.E.D).

Ancien élève des Beaux-Arts, il a, en 1959, utilisé cette voie afin d'obtenir un diplôme de dessin et d'arts plastiques alors très spécialisé. L'enseignement à distance correspondait parfaitement à une situation d'homme devant travailler et désirant parfaire son éducation des pratiques artistiques. Les professeurs en place sont très qualifiés pour répondre à 1'étude à la fois vaste et préçise de la matière. Travailler chez soi a permis au peintre d'éviter de perdre du temps en déplacements alors qu'il assumait une vie professionnelle de professeur auxiliaire de dessin au Lycée Bugeaud d' Alger et de se consacrer à d'importantes recherches personnelles quant aux solutions picturales.

Jean-Pierre Stora, artiste complet, pratique également la musique. L'influence de celle-ci apparaît clairement dans ses compositions plastiques bien qu'il considère qu'il ne soit pas possible de transposer la mélodie et les sons en peinture. II convient cependant qu'un lien psychologique s'instaure entre elles deux, entre "le temps vécu de l'espace sonore et la perception de l'espace pictural". Selon lui "une œuvre musicale est une portion de temps avec ses divisions réparties sous forme de sons et de silences; une œuvre plastique est une portion d'espace avec des distributions de pleins et de vides". Ses découvertes de l'art égyptien, chinois et étrusque sont autant de sources d'inspiration que les maîtres hollandais et français des Temps Modernes. Ne se réclamant d'aucun courant, d'aucune étiquette, Jean-Pierre Stora est donc fidèle à son indépendance. Son refus de la sclérose par l'appartenance est tout à son honneur, mais notre monde aimant les classifications, c'est pourtant en tant que Figuratif Cinétique, qu'il se définit.

L'enseignement que lui a prodigué le C.N.E.D. a été si rigoureux que le dessin, discipline astreignante et difficile, a été parfaitement maîtrisé par l'artiste. II le considère même comme "un moyen de régénération alterné sans arrêt aux techniques colorées à l'eau et à l'huile"

Très attaché aux introspections, Jean-Pierre Stora intellectualise son art et trouve un profond intérêt aux formes les plus simples. I1 dit même éprouver "une grande fascination devant le pouvoir expressif du point, du trait et surtout de la tâche aléatoire". Cette affirmation le place en parfaite coïncidence avec les propositions et solutions de l'art actuel, avec peut-être ce plus que représente l'existence de vraies problématiques dans son œuvre.

L'Algérie, pays de son enfance l'a réellement marqué sur le plan visuel, notamment avec les chocs des foules contre l'armée des "Événements d'Algérie". II n'a retenu du monde méditerranéen que cet héritage de cassures et de heurts, préférant à l'explosion caractéristique de la lumière, la chaude douceur septentrionale.

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Stora L'espace et l'humain

Catherine Terzieff - Critique d'Art

L.EA.D.ER MARS-AVRIL 1993

Jean-Pierre Stora, originaire d'Algérie, aborda Paris et son École Nationale des Beaux-Arts dès 1953, II vit maintenant depuis dix-sept ans près de Beauvais.

Cet artiste a deux centres d'intérêt: l'espace et 1'humain.C'est dans les plaines vallonnées du Pays de Bray, largement ondulées et ondulantes sous la lumière de l’Île de France qu'il a installé son atelier, et un collège tout proche lui offre une ouverture sur la vie, avec cette jeunesse qu'il capte par groupes vivants, bruissants sur ses toiles.

L'espace, Stora l'organise, le met en scène comme ces ports de Palavas ou ces étangs-miroirs laqués de lumière dorée, presque japonisants, dans ces jeux d'ombres et de lumières, dans ces transpositions chromatiques, dans ces jours finissants qui appellent la nuit, dans ces heures bleues qui chavirent...Tout cela dans des transparences savantes obtenues avec des palettes très simples. Jean-Pierre Stora s'exalte de ces espaces ouverts qu'il saisit dans leur immensité, qu'il travaille sur de grands formats ou de petits formats. L'espace contenu semble sans limite et dévore la toile à plaisir.

"Plus j'avance en âge, plus je comprends et j'aime Monet" nous confie 1'artiste qui cependant travaille dans la direction qu'il s'est fixée une fois pour toutes et qui est loin de celle des Impressionnistes.

"C'est la vibration de la touche qui m'intéresse. Quand le noir ou la couleur s'épaississent tout doucement" C'est en effet par petits traits et par griffures que Stora travaille le plus souvent. La main est libre, le geste s'accé1ère. Le graphisme est, pour Jean-Pierre Stora, fondamental."Je ne veux ni empâtement, ni embus.J'aime travailler la lumière par ricochets. Les valeurs seules comptent" L'humain, Stora le capte avec une pudeur émouvante, loin, de dos. Les visages des adolescents qui s'égaillent dans la cour du collège ne seront qu'ébauchés, filés.

La vision de la Piazza Beaubourg depuis le quatrième ou le cinquième étage des fameux escalators de la Raffinerie fut un certain jour une image choc. L'espace est là, structuré par ces groupes, ces foules agglutinées en petits tas, ces fourmilières humaines organisées de façon magique.On pense à de la limaille de fer attirée par des pôles magnétiques, Stora mélomane et pianiste y voit des rythmes musicaux ; il a trouvé là une image symbole qui résume ses préoccupations intimes depuis maintenant plusieurs années. La vie est là qui se fond dans l'espace, lui imprime sa logique en remplissant les vides et en créant les pleins : zones d'ombres et de lumières.

A cette image de fête se superposent d'autres images : des images de regroupement et d'affrontements, souvenirs d'une Algérie aux prises avec une violence de tous bords.Mais Stora n'aime pas s'appesantir sur le drame. La lumière est là et sous cette lumière, ces foules semblent des objets.Et ce sont des bataillons de soldats en rang d'oignons, défilant au pas cadencé, moulés tous dans la même attitude,comme mécanisés...Soldats de plomb ? Non, soldats bien vivants, troupes en déplacement qui, vues du haut d'un balcon, forment des déploiements et donnent raison au cinétisme et à l'Op-art.

Tout bouge pour Stora : la lumière sur les étangs, les adolescents dans la cour du collège, les foules sur le parvis de cette cathédrale de l'art moderne qu'est le Centre Pompidou.

Chaque toile ou papier de Stora est, quelle que soit la technique, le résultat d'un cadrage choisi, sélectionné à l' intérieur d 'une plus grande image qui s'étend ou se continue "hors champ". Son cadrage parcellise la réalité et témoigne, dans le même temps, que cette réalité continue en dehors du plan choisi, en dehors de ce moment.Cette analyse fragment par fragment de la réalité, présuppose un discours plus général, plus global, dans lequel l’œuvre s'insère avec naturel.

Les foules surprises en plongée, en vues presque aériennes sont comme des ruches, et c'est de ce nom que les appelle l' artiste. La ligne fait alors place au signe, à la trace. Stora s' autorise une incursion dans l' abstrait . Oubliant Les foules de Beaubourg ou les élèves agglutinés dans la cour, ou préfigurant tout cela, c'est à partir de café moulu ou de sable savamment dispersé sur un bristol que notre peintre travaille dans la solitude de son atelier.II va alors au plus petit commun dénominateur de la problématique picturale. A l'image de ces peintres pointillistes et divisionnistes du début du siècle, les Seurat, les Maximilien Luce..., Stora cherche dans le point comme dans le pigment coloré un nouveau départ vers la figure.

Cette organisation de points en lignes, puis en formes, renoue le dialogue avec le visiteur, dialogue qui pour Stora passe par la figuration.Car Stora peint avant tout pour communiquer, pour émouvoir, pour répondre à une attente, mettre en lumière une réalité sur laquelle il a décidé de braquer ses projecteurs. Les réflexions solitaires sont vaines pour Stora si elles ne dépassent pas les frontières de l'atelier.

Et voilà que la réalité sort de la toile blanche, cette blancheur que Stora ne veut perdre à aucun prix, qu' il préserve le plus longtemps possible tout en faisant "monter" peu à peu les noirs et la couleur. En rythmant cette dispersion de points, Stora imprime une respiration à un organisme qu'il veut avant tout vivant. Et certes, il y réussit !

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Jean-Pierre Stora "une dynamique de sincérité de l'âme"

Geneviève Jamet-Cortat - Critique d'Art - Ancien Conservateur des Musées Nationaux

L.EA.D.E.R MARS-AVRIL 1993

C'est un art très particulier qu'offre à nos méditations ce peintre né à Alger un 11 novembre 1933. Elève aux Beaux-Arts de Paris vingt ans après, Jean-Pierre Stora poursuit avec une discrétion tenace des recherches picturales orientées vers ce que je nommerai une dynamique de sincérité de l'âme. Une sincérité d`un dépouillement douloureux. D'où le très vif intérêt d'une œuvre dans laquelle s'imposent l'originalité des compositions géométriques évoluant à la façon de certaines migrations d'insectes, et les mouvements ondulatoires de foules comme observées depuis un avion. J'ajouterai un avion de guerre,invisible et menaçant. Car la peinture de Stora résonne du glas des heures funèbres où commença dans le sang, le bruit et la fureur ce que l'on devait baptiser la "décolonisation" L’œuvre de J.P. Stora porte en elle la blessure d'un passé qui affleure à chaque instant. Sous la solidité de la composition, on apprécie la sobriété du dessin, fort intéressant à étudier quand à la technique à la fois mouvante et fermement précise. Observons maintenant ses "Places publiques", ses Ports engloutis, ses "Défilés de la Marine Française" : le message profond du peintre dépasse la simple portée de l'image. Dans les foules effarées qui marchent sans le savoir vers la mort - celle des corps et des âmes - dans les uniformes de couleur d'acier piqués de vives touches rouges et bleues des Marins qui s'en vont pour toujours(on le devine, on le sait), dans l'inexorable enlisement des ports magnifiques, on ressent quelque chose de fatal comme la tragédie et de sinistre comme le coup d'Etat. Mais ce qui sauve les hommes vus par Stora de la désespérance, c'est leur acharnement à vouloir respirer, à vouloir exorciser, à vouloir vivre. Cette œuvre peu commune, tissée de force virile et d'intuition souffrante dans la finesse d'un trait minutieux et subtil, se dresse devant nous comme le témoin d'un temps où tout fut perdu - y compris l'honneur -. Ne manquons pas le rendez-nous offert par Jean-Pierre Stora. .

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JACQUES FRANCIS ROLLAND 2004

Grand Prix du Romande l'Académie Française 2004

II y a plus de trente ans, Jean-Pierre Stora était venu s'installer à Tillard dans une ancienne forge nichée au pied d'une colline à deux pas de l'église et du cimetière où il repose aujourd'hui. Il lui fallut d'abord aménager sa maison tout en assurant ses cours à Beauvais et l'entretien de sa famille, ce qui lui laissait peu de loisirs pour peindre. Il en souffrait mais acceptait sereinement ses charges avec la sagesse souriante d'un homme du sud et du soleil, attendant non sans impatience le moment où il allait prouver l'étendue de ses dons.

Ils éclataient déjà dans la somptueuse monographie sur le dessin à la plume qu'il rédigea et illustra pour l'obtention du CAPES : un chef d’œuvre comme devaient autrefois effectuer les apprentis compagnons pour être admis dans une corporation. Il y utilisa la plume et l'encre avec maestria, et en feuilletant les lourdes pages manuscrites, j'ai toujours pensé à la métaphore de Victor Hugo disant de l'encre : "Cette noirceur dont on fait la lumière".

Ses aménagements terminés, disposant enfin de temps libre, Stora se remit au travail, cherchant sa voie, explorant diverses pistes, discutant métier avec Ike Muse qui, sortant en fin de journée de son atelier voisin, venait boire un whisky auprès du feu.

Les expositions, en France et à l'étranger, les récompenses, les hommages, se succédèrent. A Paris, les passants regardent toujours la grande fresque peinte d'après ses cartons sur le mur de l'école, rue Vaucanson. C'est en observant du haut de sa salle de classe les élèves jouant dans la cour du collège de Noailles que Jean-Pierre Stora a connu sa dernière manière, la plus féconde, ces vues "en plongée" de défilés militaires, de foules urbaines, qui témoignent d'une parfaite connaissance des problèmes de perspective et d'espace. II n'y a pas lieu ici de les décrire ou de les commenter, vous les avez devant les yeux.

L'artiste atteignait la plénitude et s'apprêtait à enrichir une œuvre importante, aussi personnelle qu'originale. Une mort injuste l'a foudroyé en plein essor. Mais ses dernières compositions nous offrent un bonheur teinté de tristesse et d'amertume et permettent d'imaginer pleinement tout ce que nous avons perdu.

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Fons Schippers JEAN PIERRE STORA

Fons Schippers

Vernissage du 23 avril 1994 dans les bâtiments de VOLVO CARS EUROPE INDUSTRY à Gand (Belgique)

J.P. STORA est un homme calme et aimable dont l’œuvre artistique élitaire se joint d'une façon parfaite à sa personnalité... Il se sent à la fois inspiré par l'agitation des grandes foules et par le silence poétique qui s'impose quand ces mêmes masses ont quitté le podium...

Ainsi nous éprouvons maintenant la foule bourdonnante dans un "Centre Pompidou", tantôt le calme presque anxieux après le travail rompu dans l'un ou l'autre ensemble industriel.

J.P. STORA est avant tout un observateur qui s'approche de façon rationnelle vers ce qu'il voit et ce qu'il éprouve, tel un homme de science qui part d'une multitude d'expériences sans aucun rapport apparent et arrive à une constatation d'évidence légitime. De sorte qu'il découvre par l'observation des foules les lignes de force du graphisme comme la direction, le mouvement, les concentrations, 1'implosion et l'explosion de détails... Détails qui sont les microparticules de l'Univers.

Et puis,sans doute,se posent une multitude de questions métaphysiques sans réponses déterminantes: d'où venons nous, où allons nous et qu'est ce qui nous pousse ? De quel scénario prescrit s'agit-il ? J.P.S accentue cette atmosphère rationnelle en mettant le mouvement du terrain à l'équerre sur celui des figurants. La foule observe et converge vers un seul point, à l'intérieur ou hors de la scène. Quelques acteurs vivement coloriés renvoient, ainsi que des balises judicieusement placées vers cette destination indéfinie.

Cette foule uniformément teintée ondule comme une mer vers le même horizon. L'analogie avec un certain comportement animalier est évidente. L'association avec des situations moins philosophiques et moins paisibles, comme la révolution, 1'occupation et la répression, sont autant d'impressions qui nous incitent à une vision méditative appropriée.

Dans ces paysages industriels si paisibles, J.P.S. évoque une atmosphère toute autre qui, exceptée leur valeur artistique autonome, met d'avantage en vue la situation trépidante des centres surpeuplés.

J.P.S. nous propose un Art dans lequel 1'expression plastique de notions, telles que l'espace, le mouvement, la lumière et la pénombre sont déterminantes pour la composition du motif encadré. Pourtant en profondeur son œuvre est spirituelle et nous propose la continuelle recherche vers 1'origine et la destinée de l'individu, le renvoi à une force cosmique qui impose son mouvement éternel. Dans tout cela J.P.S. manie un style sobre de formes et de couleurs par lequel chaque élément graphique attire toute l'attention.

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Les peintres de la foule

CATHERINE RIGOLLET

Tertiel n°49 juin 1989

Elle a, plus que jamais en ce XXe siècle, exercé son pouvoir d'attraction sur l'artiste solitaire. Fascination à laquelle les amateurs d'art ne restent pas insensibles.

Des milliers de petits personnages vont et viennent, s'attroupent et s'éloignent. Le mouvement des corps est dominé par celui de la foule et tout l'art de Stora réside dans l'équilibre entre les groupements et les espaces vides. Qui dit foule dit silhouettes lointaines, sans visage. Tous les personnages de Stora sont anonymes, passants sans sexe ni histoire. Dessinateur avant tout, Stora, né en 1933 a Alger, travaille par petits traits et griffures rapides, sans empâtements. Musicien passant jusqu’à trois heures par jour au piano, il cherche à rendre dans le graphisme le rythme et la sonorité de la foule. Très peu coloriste, il affectionne les gris tant pour les lavis que pour les huiles légères. Il n'y a pourtant aucun pessimisme dans son obsession des masses, explique-t-il, mais une fascination pour ces fourmilières humaines telles qu'il les a connues en Algérie. Il continue à les ,peindre, réfugié dans un petit village de l'Oise où il a installé son atelier.

Chez Giovanni Giannini, peintre né à Prague en 1930, la foule aussi est obsédante. Il la peint nue, favorisant les corps de femmes. Il l'enferme souvent dans les murs d'une ville-labyrinthe et elle semble se déplacer comme les masses laborieuses dans << Metropolis >>. de Fritz Lang, Parfois aussi. elle s’échappe et se pose sur lea murs. Silhouettes nues et floues en pastel bleu, rose ou jaune, surplombant la ville comme dans << Les Ailes du désir >>, de Wim Wenders. La foule est omniprésente dans notre monde moderne dominé par le poids des grandes cités. La foule, tant chez Stora que chez Giannini, est faite de pièces rapportées qui semblent n'avoir aucun contact les unes avec les autres. Chez les précurseurs, la foule était chargée d'humanisme. Signe des temps. Mais ils étaient peu nombreux, malgré tout, à l'avoir choisie comme source d'inspiration. A force d'être étouffante, il fallait sans doute qu'ils s'échappent de cette foule comme d'autres avant eux avaient fui les difficultés du réel pour plonger dans l'abstraction ou le surréalisme. Et c'est précisément au début du siècle, à l'époque où des architectes pleins d'imagination et d'audace conçoivent les premiers gratte-ciel des cités modernes gigantesques, que prédomine l'abstraction.

Ce n'est pas un hasard non plus si les quelques artistes qui, à ce moment-là, se laissent séduire par la foule la montrent dans ses aspects festifs. Et c'est dans l'immédiat après-guerre de 1918 que cette peinture de la population en liesse va être la plus explosive. Ce sont les corridas de Picasso, le baabstrait de Sonia Delaunay, la foule des danseurs de Gino Severini, la fête de nuit de Jean Dubuffet, la rue pavoisée pour le 14-Juillet de Claude Monet et celle de Dufy, les courses de Degas, de Van Dongen ou encore de Dufy. De ce dernier, une gouache(50 x 65 cm), << Le Champ de courses >>, a été vendue 1 171 000 francs à Saumur le 9 avril dernier. Des enchères records (les estimations furent doublées) qui prouvent combien le sujet était prisé des amateurs.

Dans un registre certes un peu différent, "L'Entrée du Christ à Bruxelles >>, de James Ensor, a néanmoins connu un succès tout aussi mémorable. Cette toile, la plus célèbre du peintre belge, a été acquise il'y a peu par la fondation Paul.-Getty en Californie pour, murmure-t-on, 45 millions de francs... '

Rupture avec les précurseurs, avec cette mise en scène grotesque et ses caricatures d'hommes ; on est loin des foules religieuses peintes avec dévotion par les artistes de la Renaissance Italienne. Il faut voir, par exemple, "Le Miracle de la Sainte Croix" de Giovanni Bellini, où des centaines de fidèles se pressent de par et d'autre d'un pont de Venise. Ou encore ces grappes humaines qui ornent la Chapelle Sixtine peinte par Michel Ange. Dans la foule de Ensor, on retrouve bien davantage l'idée de l'Enfer grouillant de monstres et de personnages fantastiques cher à Jérôme Bosch, comme dans "Le Char de foin", tableau visible au Musée de l'Escurial près de Madrid.

De même que l'ambiance chaleureuse de la foule peut être présente chez des peintres en apparence aussi différents que Dufy ou Breughel, la foule peut être parfois aussi sauvage et guerrière. Dans ce registre, on trouve aujourd'hui les frères Di Rosa et leurs multiples personnages grotesques proches de la bande dessinée. Etonnamment, au XXè siècle, plus que les peintres, ce sont les illustrateurs de bandes dessinées et surtout les humoristes que la foule inspire. Ils la rendent écrasante face a l'homme, seul comme chez Sempé, ou ridicule comme chez Albert Dubout. Les dessins de ce dernier commencent à se vendre à bon prix ; une aquarelle datée de 1949 a été adjugée à 19 000 francs le 8 février dernier à l'hôtel Drouot.

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